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dominiquevernay

Simagrées

Simagrées

À part un gars que l’on appelait Négus, à cause de sa peau basanée qui lui donnait un aspect d’ étanger malgré ses origines bien chazelloises, les autres étrangers, les vrais, c’étaient les gens de la campagne, ceux qui vivaient hors du périmètre compris entre les panneaux d’entrée et de sortie de la ville. Et pendant des années, mes soeurs et moi-même, des fillettes «de la ville», vîmes comme un mauvais tour joué par le destin que de naître tant soit peu en avant ou en arrière des dits panneaux.

            Toutes les semaines à l’heure de la grand-messe, ces paysans  arrivaient «en ville» les joues rouges, le bord des oreilles vermeil et gercé, empruntés dans leurs vêtements du dimanche. Le fond de l’église semblait leur être réservé et ma mère insistait pour que nous arrivions à l’heure, mes soeurs et moi, pour monter aux premiers rangs d’où semblait s’élever les oraisons les plus senties. Du fond n’arrivait qu’un bourdonnement de Pater Noster, d’ Ave Maria et de Credo In Unum Deum qui se traînait sur les dalles froides de l’église jusqu’à l’autel, et pendant longtemps nous ne mîmes pas en doute la logique de ma mère:

            —Comment voulez-vous que Dieu nous entende et nous exauce si nous ne prenons pas la peine de lui parler clair et haut?

            Elle savait très bien comment nous convaincre et pendant quelques années le ciel dut se remplir de nos «Gloria In Excelsis Deo» chantés à plein poumons.

            Mais la logique des mères s’effiloche au fur et à mesure qu’elles doivent rallonger les jupes et les pantalons de leurs enfants, et il en fut de même pour celle de la nôtre.

            Mis à part «nous», le Négus, et les paysans, il y avait aussi les ouvriers des usines de chapeaux —qui fonctionnaient à plein rendement à cette époque— mais leur place à eux dans l’église n’ était pas aussi définie. Certains même n’en avaient pas pas, n’en voulaient pas, mais ça c’était un péché mortel. Mes soeurs et moi enviions les premiers, ceux qui osaient même monter aux tribunes pour tout voir de haut. Nous aurions aimé pouvoir changer de rang, de perspective, nous éloigner un peu de notre mère et des deux vitraux que nous avions en permanance sous les yeux: la décapitation du pauvre Saint Jean-Bâptiste et la Vierge en pleurs au pied de la croix; ces deux scènes ne nous provoquaient plus aucun émoi, quelques bâillements seulement. Mais il nous fallut attendre d’avoir au moins douze ans pour être capables d’ élaborer d’astucieuses techniques afin de justifier un retard, troquer nos belles robes du dimanche pour celles du lundi sans amidon ni volants, sortir avant la bénediction finale et nous asseoir où bon nous semblait. Ce fut d’abord à mon ainée de deux ans, puis à moi, puis à la petite Padou de ruser pour pouvoir nous positionner à notre gré dans l’ église. Chacune, tour à tour, nous le fîmes, mais à partir de ce moment-là, le récit de ce que chacune découvrit ne peut être raconté qu’à partir du «je».

            Jamais je ne reçus de fessées car j’ai toujours été une enfant trop peureuse pour contredire les grands; dit d’une autre façon, j’ai toujours été une enfant sage. Ce que je recevais par contre en guise de gifles cuisantes c’étaient ces remarques soulignées d’un sourire crispé et accompagnées d’un ébouriffement de cheveux: «allons, arrête de faire ton intéressante!», ou encore, «allez, ça suffit, arrête tes simagrées!». Je ne sais pas excatement à quel âge on n’a plus le droit de faire voir à la dame ou aux invités ce que l’on est capable de faire, mais ce qui est sûr c’est que la première fois que tu es prié de rester assise, de te taire et d’écouter les grands la douleur est cuisante. Si j’avais eu à expliquer l’expression «faire son intéressante» je n’aurais pas trop su comment m’ y prendre, puisque j’associais le mot «intéressant» aux bons livres, aux bonnes choses en général. Mais à sept ou huit ans il est bien évident qu’ entrer dans l’ étrange jeu des grands est une question de survie, que l’on en comprenne les règles ou non. Quant au mot «simagrées» c’est du fond de l’église un dimanche à la grand-messe que m’en fut révélé le sens exact.

            De l’ autel irradiaient l’or et l’argent des chasubles et des burettes, du calice et de la patène sur les chapeaux colorés des élégantes des premiers rangs; puis les couleurs allaient en s’estompant en même temps que l’amplitude des signes de croix, des génuflexions, des coups de Mea Culpa sur les poitrines. Depuis quelques temps déjà je me sentais plus à l’aise dans la pénombre, loin des rangs que j’avais occupés jusqu’ alors, et j’avais appris la discrétion des paysans aussi bien dans mes gestes que dans mes Gloire à Dieu —le français était entré dans les églises— que je me contentais de marmonner. Si Dieu, comme on nous le répétait sans cesse, arrivait même à lire dans les coeurs, il n’était sûrement pas nécessaire de vouloir en faire plus, de faire tant de...de... je cherchais le mot qui me vint alors à l’esprit dans toute son ampleur: de simagrées, de simagrées non seulement permises mais obligatoires et orchestrées. Du fond de l’église j’eus alors envie de crier mais arrêtez donc toutes vos simagrées, êtes-vous sûrs qu’elles sont nécessaires et plaisent à Dieu? Tout cela m’inquiéta beaucoup, surtout apès avoir cherché le mot «simagrée» dans le dictionnaire: « Comédie pour attirer l’attention ou tromper; ex: Simagrées ridicules.» J’avais refermé le livre prise d’angoisse: une foi vacillante ne ferait-elle pas partie de la liste des péchés mortels?... et cela juste à une époque où à la liste des péchés véniels c’était ajouté celle des pensées troublantes.

            Deux dimanches plus tard  au moment de la poignée de main dans la paix du Christ, je fus agréablement surprise de voir que deux places plus loin, sur le même banc que le mien, se trouvait Blandine, une fille de la campagne qui était dans la même classe que moi, mais avec laquelle je ne parlais partiquement jamais; les filles de la ville ignoraient celles de la campagne et vice versa.  Cependant, j’ étais inexplicablement contente et fière de pouvoir lui serrer la main, de lui montrer que moi aussi j’étais au fond et, en plus, loin de ma mère comme une grande. Après avoir serré la première main qui s’offrit à moi, une paluche large et rêche comme une bêche rouillée, je me penchai en avant pour saisir celle de Blandine. Quand elle me vit elle retira la main, comme si j’ avais été une lépreuse de Ben-Hur, comme si elle n’appréciait pas la générosité et la grandeur de mon geste et, sans sourciler ni même me regarder, se tourna pour tendre la main de l’autre côté.

            Je rougis de honte et de colère et profitai de la montée des fidèles vers l’autel pendant la communion pour sortir de l’église et rentrer à la maison. Le dimanche suivant  je regagnai ma place aux premiers rangs, bien qu’il me fut impossible de redonner à ma foi son amplitude d’avant, et passai le sermon à rêvasser face à l’athlétique Saint Jean-Bâptiste.

            Dans la cour de récréation Blandine et moi nous nous cherchions du regard pour nous toiser.  

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