Le buffet du pépé
Le dernier meuble qui restait vient de prendre le chemin de l’Espagne. Un beau buffet en merisier et qui, comme celui de Rimbaud, s’était rempli au fil des ans de "vieilles vieilleries". Plus de tapis non plus, plus rien sur ce sol en bois que notre mère s’est acharnée, sa vie durant, à nourrir de la meilleure cire d’abeille et à faire briller à l’aide de vieux pulls, lorsque leur laine trop usée ne supportait plus d’être détricotée -pour une nouvelle mise en échevaux-, lavée -pour un défrisage de leurs anciennes mailles-, rebobinée et retricotée; c’était, de toute façon, une fin bien glorieuse pour un pull que de finir patin ou, comme nous le disions, patte pour planchers cirés.
Avant de fermer définitivement la porte sur une vie qui n’est plus, mes yeux repèrent alors sur le plancher chéri de nombreuses taches et rayures, qui témoignent du grand nombre de saccageurs d’appartements qui sont passés par là: agents immobiliers, antiquaires au flair de vautour...
-Allez allez, frottez bien! -nous disait ma mère, quand à notre retour de l’école nous aimions patiner sur le beau bois qu’elle venait de recirer. Mes deux soeurs et moi nous chaussions alors les pattes en laine et effectuions d’étranges pas de danse: valse, twist, rock et jerk à la fois.
Mes soeurs ne sont pas là aujourd’hui pour danser avec moi, mais je me souviens alors de la cireuse Electrolux que ma mère avait achetée, lorsqu’il ne lui fut plus possible de compter sur nos danses folles d’enfants. Oubliée dans un recoin de l’alcôve, la belle cireuse semble attendre son cavalier, comme attendaient le leur les vieilles filles d’avant, toute raides dans leur robe de bal amidonée le soir de la Sainte Catherine. Alors, comme un cavalier avenant, je la prends délicatement par ses deux manettes, la mène jusqu’au beau milieu du salon, déroule son fil électrique comme s’il s’agissait du tapis rouge des grandes fêtes, et appuye sur la pédale de démarrage.
Et la belle cireuse et moi-même commençons à danser. Dans l’appartement vide ça ressent bon la térébenthin, la résine de pin, mais les flonflons du moteur de ma cavalière sont aussi ceux de ma peine. Je retiens mes larmes, mais c’est en vain; et pourtant je le sais: sur les planchers en bois ciré de ma mère, une goutte d’eau c’est mortel.
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Dominique -
Carole -